Je suis arrive au Congo avec des a-prioris. Notamment, je me sentais coupable d'etre ne dans un pays riche, ou le luxe materiel est omnipresent. Je pensais que, bien que la Suisse n'ait pas eu de colonie, elle avait beneficie du commerce avec ses voisins imperialistes, donc indirectement contribue a l'humiliation et a la destruction des peuples qui ne connaissaient pas la poudre a canon.
Une fois sur place, cette impression s'est renforcee. Certaines personnes m'abordaient pour me demander de l'argent. On m'expliquait que tout allait mal. On me traitait comme un etre superieur. Je n'aimais pas ca.
Puis j'ai vu que la situation n'etait pas vraiment celle dont on parlait. Il n'y a pas de luxe materiel ici pour la plupart des gens, c'est vrai. Mais il y a des gens suffisamment riches pour importer a grands frais des produits europeens (la douane du Congo est la plus chere au monde), alors qu'ils pourraient en produire sur place. Il y a des gens qui ont faim et doivent aller se coucher sans manger, c'est vrai. Mais il y a une nature genereuse. Lorsque je discute avec des gens sur les terres inexploitees et la faim a Kinshasa, j'ai parfois des reponses du genre: "Le terrain n'est pas a moi." Je suggere de s'entendre avec le proprietaire. "On n'a pas de machine." Je parle des Chinois qui sont devenus les maitres du monde par le travail et qui laissent a leurs enfants une Chine forte ou personne n'a faim. "C'est a chacun son tour de vivre." (Bon, la je cumule les reponses debiles que j'ai pu entendre: la plupart des gens n'ont pas cette reaction.)
La tendance generale est de dire: "Le gouvernement ne fait pas ceci.", "Les belges nous ont fait cela.", "Le Rwanda nous attaque.", "Les multinationales nous exploitent.", ... et on prie Dieu pour qu'il regle tous les maux. On se plaint des nombreuses corruptions necessaires pour pouvoir avancer (obtenir une autorisation, retrouver les copies d'examen soit-disant egarees, accompagner un mourant dans une ambulance,...) mais on les accepte et personne ne se revolte. On rale, c'est tout. (La encore, c'est caricatural: il y a des gens qui se battent pour faire changer les choses. Mais ca reste une tendance marquee dans ce que je vois.) Je trouve qu'il y a peu de gens qui se responsabilisent pour changer la situation. J'ai meme tendance a penser que cette situation n'est pas mauvaise en soi, car elle a des avantages enormes. Par exemple, on peut vivre au jour le jour. Pas de stress, mais des gros pepins imprevus. De l'insouciance mais des soucis. Ici, il n'y a pas de saison ou la terre ne produit rien. Vivre ainsi est raisonnable. Sauf qu'a Kinshasa, on veut copier l'occident et vivre au meme rythme sans savoir les sacrifices que necessite une telle vie.
Je me suis finalement rendu compte qu'en Suisse, on travaille beaucoup et qu'on fait du bon travail. La richesse de la Suisse est aussi due au travail de ses habitants. Le bon fonctionnement des institutions est aussi du a l'esprit de responsabilisation des Suisses.
En arrivant, j'ai aussi pense que j'etais fragile, que j'avais une tres petite tolerance a la douleur, que ces gens vivant dans la misere etaient plus solides que moi, que ma vie luxueuse m'avait rendu faible. Or je vois que, s'il est vrai que je suis plutot sensible a la douleur physique, la difference n'est pas aussi significative que ce que je pensais, et j'ai une enorme capacite a encaisser la douleur morale, une excellente maitrise de moi, un code de conduite que je peux admirer comme on admire la droiture des Samourais. Au Congo, on exteriorise sa douleur. On exteriorise sa joie. On danse et chante quand on en a l'envie. On peut pleurer en public. On peut crier sa colere en public. Toutes ces choses que l'on considere comme des faiblesses en Suisse sont normales au Congo. On est libre de faire. En Suisse, on fait passer le travail avant toute autre chose. Par exemple, vendredi dernier, j'avais besoin de parler a mon pere. Je lui ai telephone. Comme il avait du travail, il m'a dit qu'il me rappellerait dans la soiree, ce qu'il a fait. Au Congo, si j'avais eu la meme demande, il aurait arrete son travail immediatement pour m'aider sans chercher a savoir si j'avais reellement besoin d'aide ou si c'etait un caprice. En Suisse, on souffre du manque de relations sociales, du manque de spontaneite, de la rigueur du code de conduite. Au Congo, on souffre du manque d'infrastructures efficaces, du manque de rigueur dans le travail, de l'improvisation et de l'informel. Ces facons de faire me semblent parfois deux extremes opposes, et je pense que l'on aurait beaucoup a apprendre les uns des autres. Par exemple, en Suisse, on pourrait s'occuper un peu mieux de nos proches lorsqu'ils sont malades. Etre present et disponible sans etre envahissant n'est pas tres complique, mais necessite un certain savoir-faire et un changement dans le sens des priorites. Et au Congo, on pourrait prendre l'habitude d'estimer raisonnablement le temps que prennent les differentes choses pour organiser sa journee. De nouveau, n'est pas tres complique, mais necessite un certain savoir-faire et un changement dans le sens des priorites.
Actuellement, je suis fier d'etre Suisse. Je vois que nous avons nos forces comme nos faiblesses. Mais, ayant grandi dans cette culture-la, ce sont les forces cultivees en Suisse qui me paraissent importantes. J'aime l'efficacite (meme si j'aime "perdre du temps" a faire des choses qui ne rapportent rien en apparence). J'aime etre actif (bien que je sois parfois tres oisif). J'aime que les choses soient bien presentees et soignees (dans une certaine mesure, pour ceux qui ont deja vu ma chambre...). J'aime la fiabilite. J'aime assumer mes responsabilites. J'aime ce qui est raisonnable (mais attention au mot "raisonnable": on le confond souvent avec le mot "habituel"). Je n'aime pas le bruit. Je n'aime pas etre dependant. Je n'aime pas respecter une regle qui me semble injustifiee, meme si celui qui l'a emise est hierarchiquement superieur. Je n'aime pas abuser de ma position lorsque celle-ci me donne plus de pouvoir que d'autres.
Je ne pretends pas que ces gouts-la soient les gouts normaux d'un Suisse moyen. Mais ce sont les miens et ils sont issus du contexte dans lequel j'ai grandi.
Je ne pense plus etre redevable envers les descendants des peuples exploites par les ancetres de certains de mes voisins. Je pense toujours qu'il faut raisonnablement repartir les richesses et ne pas accepter l'exploitation de l'humain comme objet de profit.
Mais je pense aussi que la situation congolaise appartient aux Congolais. Que personne d'autre qu'eux ne peut la changer. Que, s'ils ne sont pas coupables d'etre les descendants d'un peuple humilie et brise par des gens qui avaient une arme de guerre beaucoup plus efficace, ils sont responsables de la facon dont ils agissent avec cette situation. Et ils ont les moyens de s'en sortir.
Finalement, j'aimerais vous dire de ne pas prendre mes textes pour des enseignements sur le Congo. En les relisant et en y repensant, je vois qu'ils manquent d'informations. J'aimerais toujours les modifier, les corriger, les perfectionner. Mais aucun texte, aussi bien ecrit soit-il, ne peut remplacer l'experience vecue. Et tous les textes sont ecrits par des humains qui transmettent leur vision subjective du monde. On choisit ce qui nous semble important, on omet ce qui semble insignifiant. Or, les choses insignifiantes sont les plus nombreuses. Et les choses que l'on juge importantes sont souvent des singularites, donc moins nombreuses. J'imagine que les choses insignifiantes a mes yeux sont les plus importantes en realite. (je m'arrete la, car je risque de commencer un monologue sur l'importance et l'insignifiance)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire